Les outils extraordinaires de retouche photo dont on peut tous disposer aujourd’hui peuvent parfois nous amener à changer complètement le sens d’une image. Au risque de s’y perdre…
Un paysan marche au milieu des collines de l’Est du Kosovo, sous un ciel nuageux transpercé par quelques rayons d’un soleil hivernal. La scène, bucolique, me tape dans l’œil alors que je transite entre deux villages pour un reportage. Impossible de s’arrêter, je shoote donc à travers la fenêtre poussiéreuse, sans grande conviction. Puis j’oublie cette image.
Je la retrouve quelques semaines plus tard, lors du tri qui suit immanquablement ce genre de missions. Elle est assez mauvaise, sur le plan technique : les saletés de la fenêtre se voient largement, le cadrage est approximatif, la netteté globale encore plus. Mais je l’aime bien, je trouve qu’elle dégage quelque chose. Et je suis dans une phase où j’essaie de me concentrer sur le message plutôt que sur la perfection technique. Et cette photo me parle.
Pourtant, j’y vois plein de choses que mon cerveau n’avait pas enregistrées au moment de la prise de vue : au fond, une usine gâche le paysage. Partout, dans les buissons, des ordures flottent dans le vent, comme un peu partout au Kosovo. La route sur laquelle je me trouve apparait à gauche de l’image.
Tout ça nuit fortement à l’impression bucolique que j’ai eue en prenant la photo. Ça fait presque oublier le village vers lequel semble se diriger le paysan, mais aussi le paysage en arrière plan éclairé par les rayons déchirant le ciel. Et que dire du paysan, qu’on ne voit qu’à peine, alors que c’est sa présence seule qui a justifié le déclenchement ?
Bref, je ne retrouve pas la sensation que l’image a provoquée en moi sur le moment, et ça m’agace.
Ma décision est vite prise : je vais virer tous ces éléments qui me dérangent pour rendre la photo plus fidèle à ce que moi j’ai vu au moment où je l’ai prise, ou en tout cas à ce que mon cerveau a retenu.
Un bond assumé – mais non moins injuste ? – en-dehors du reportage
Aucun problème a priori : je ne fais pas ça dans le cadre de ma commande. Dans ce cadre de reportage, hors de question de faire ce genre de manipulations : mes photos doivent montrer la réalité, ou en tout cas le morceau de réalité que j’ai décidé d’intégrer dans mon cadre. Certes, cadrage et réglages à la prise de vue sont déjà des manipulations du réel, mais elles sont inévitables et on fait donc avec. En revanche, les manipulations comme celles que je m’apprête à faire n’ont pas leur place dans un reportage, et c’est donc consciemment que je commence ce travail qui fait sortir cette photo du cadre journalistique pour la faire entrer dans le cadre artistique.
Ma première étape consiste à recadrer l’image, rattraper le voile créé par les saletés de la vitre, augmenter le contraste globale de l’image, recréer les couleurs, redonner de l’énergie au ciel… et faire ressortir le pauvre paysan qu’on ne voyait presque pas.
Pour le moment, cette photo est totalement dans les clous du reportage : je n’ai ni ajouté ni retiré le moindre pixel. On est encore dans une représentation fidèle de la réalité. Elle est même plus fidèle comme ça qu’à sa sortie du boitier, qui a affadi la scène. Pour tout dire, elle recommence déjà à me plaire.
C’est alors que je commence à quitter le champs du reportage, en supprimant la route à gauche, l’usine au centre, les antennes et les câbles un peu partout, et les ordures dans les buissons.
Tout ça est fait un peu sommairement, mais je retrouve la sensation qui m’a poussé à prendre la photo : un paysan marche, seul, dans un joli paysage bucolique éclairé par des rayons du soleil. Il rentre sans doute chez lui, dans le village qu’on voit au fond à droite. Il n’a sans doute pas grand-chose (on est toujours pauvre quand on est un paysan au Kosovo) mais il vit dans un bel endroit et a le temps de marcher dans les collines : il ne doit pas être malheureux. On a envie de marcher avec lui, de rentrer dans sa maison où on sera bien accueilli, simplement mais avec la chaleur des gens qui n’ont pas grand-chose. C’est ça que j’ai ressenti au moment de prendre la photo, et que je ressens à nouveau.
Une photo qui raconte une histoire… mais pas la bonne
Je continue donc, en affinant ces suppressions. Je recrée un bout de forêt au fond de la vallée pour effacer l’espèce de tas de sable ou de gravier qui attire l’œil en plein centre de l’image. Je supprime quelques détails inutiles dans la forêt, tant qu’à faire. Puis je retravaille un peu les couleurs, les contrastes et la netteté.
Ce n’est pas parfait techniquement, loin de là, mais ça y est, j’aime cette photo. Elle me parle vraiment, elle raconte une histoire qui me plait et qui fait qu’on peut facilement à mon avis oublier les défauts techniques. C’est donc, à mes yeux en tout cas, une bonne photo, que je m’apprête à partager sans hésitation.
Sauf que…
Sauf que j’en discute avec quelques amis, à qui j’explique ma démarche exposée ci-dessus. Et cette discussion m’amène à repenser cette image. Et à y voir bien plus que la jolie scène bucolique que j’avais aperçue à travers la vitre.
Ce que montre cette photo, c’est justement le contraste entre ce côté bucolique et l’irruption dans ce décor qui pourrait être vieux de plusieurs siècles d’une modernité qui l’abîme. L’usine, en fond, n’a pas apporté la richesse ou le confort au paysan. La route non plus. Tout ça n’a apporté au paysan que des déchets qui pendent dans chaque buisson, et un paysage magnifique mais abîmé. Tous ces éléments que j’ai supprimés faisaient en fait basculer ce paysan de la sobriété heureuse, ou en tout cas acceptée parce qu’acceptable, dans une sorte de misère sale.
Je m’empresse aussitôt d’aller refaire toute ma retouche à zéro… cette fois sans rien enlever.
J’obtiens cette photo, une photo de reportage, qui n’est pas moins belle (et même plus, la retouche étant plus fine), mais qui porte un message bien plus intéressant que celle que j’avais manipulée. Elle raconte ce pays misérable, abimé par une modernité incontrôlée (et la guerre, causée en partie par la richesse du sous-sol – c’est évoqué très légèrement par l’usine et le tas de graviers). Elle raconte ces paysans qui étaient pauvres mais sont devenus misérables, réduits à errer dans des paysages sublimes mais couverts de plastique.
Elle raconte quelque chose du Kosovo. Et c’est bien plus intéressant comme ça.